Dépasser ses limites au travail : la bigorexie, moteur ou obstacle à votre épanouissement professionnel ?

11 avril 2023

L’addiction au sport est reconnue comme maladie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2011. Et pourtant, ce besoin de pratiquer une activité physique avec excès reste encore peu connu. De 10 à 15% des sportifs pratiquant intensément leur(s) discipline(s) seraient touchés.

En 2018, le champion du monde de football Bixente Lizarazu déclarait être atteint de bigorexie et le grand public découvrait alors l’existence et la signification de ce mot, composé de big (gros en anglais) et orexis (appétit en grec). La dépendance au sport prend aussi les dénominations de dépendance à l’effort ou dépendance à l’activité physique. Elle entre dans la famille des « addictions sans substance. » Mais elle reste parfois controversée par les entraîneurs -elle est très fréquente chez les sportifs de haut niveau- quant à sa réalité ou quant à son aspect pathologique, car certains la définissent encore comme une addiction positive comparée aux addictions négatives (alcool, drogues…). Une chose est sûre, elle appartient au groupe des addictions comportementales, comme l’addiction aux jeux vidéos ou au travail.

Extase et performances

Aujourd’hui, le Centre d’études et de recherche en psychopathologie de Toulouse la définit comme « un besoin irrépressible et compulsif de pratiquer régulièrement et intensivement une ou plusieurs activités sportives en vue d’obtenir des gratifications immédiates et ce malgré des conséquences négatives à long terme sur la santé physique, psychologique et sociale. » Le Dr Dan Véléa, psychiatre-addictologue à Paris, souligne qu’elle est : « une recherche de sensations de plaisir, de désinhibition à travers la pratique sportive, qui aboutit à l’installation d’un besoin impérieux et en constante augmentation, avec en cas d’arrêts forcés de la pratique (blessures, problème d’emploi du temps), la manifestation de signes de sevrage physiques et psychologiques plus ou moins intenses. »

Dans les années 1980, le psychiatre américain William Glasser a créé et développé le concept d’addiction positive (1) après avoir observé sur une longue durée des athlètes de haut niveau pratiquant régulièrement un exercice physique, mais aussi des coureurs occasionnels. Selon lui, la poursuite d’une activité physique (initialement la course à pied) devient addiction par dépassement d’un effet seuil d’ennui, de fatigue, de lassitude. Parmi les facteurs qui renforcent le côté addictogène de la pratique sportive, on rencontre la libération d’endorphines. Celles-ci sont souvent mises en avant pour tenir le rôle chimique de la dépendance. Opiacées endogènes produites par le cerveau lors d’un exercice musculaire, elles auraient des effets entraînant l’ « extase du sportif » avec une limitation de la douleur, une action anxiolytique et euphorisante. D’autant plus quand le sport est pratiqué intensément et à haute dose. Les marathoniens et les coureurs de fond témoignent souvent de cet état de grâce.

Certaines personnes, plus sensibles que d’autres à ces effets agréables et stimulants, n’auraient de cesse que de rechercher des situations pour stimuler leurs neurones dopanergiques, situés dans une zone spécifique du cerveau associée à des effets agréables et stimulants.

Travailler le corps pour apaiser l’âme

Le facteur de l’augmentation de l’estime de soi participe lui aussi à l’addiction. L’addicté prend conscience de ses capacités physiques et d’endurance et constate les modifications de son corps. Il peut ainsi soulager son stress, son anxiété et/ou une douleur d’ordre psychologique liée à un événement, présent ou passé.

Un des signes de la bigorexie est que la personne en souffrance développe une véritable obsession pour son physique, son poids, ses performances. Et sa vie quotidienne subit alors moult changements. Tout finit par tourner autour de sa pratique sportive : son mode de vie, ses relations sociales, ses loisirs, son alimentation, ses vêtements… Il fréquente des sportifs et va à des manifestations sportives (compétitions, salons, etc.) Le développement du concept d’addiction à l’exercice se situe aussi dans un contexte culturel de l’image corporelle et du culte de la performance. Les Anglo-Saxons décrivent même un complexe d’Adonis (2) ; le sport intensif est alors un moyen d’atteindre un corps parfait pour augmenter son estime de soi. Et pour cela, l’addicté peut prendre des risques inconsidérés et repousser toujours plus ses limites. Il peut ainsi subir des blessures graves (fractures de fatigue, lésions musculaires…) qu’il n’hésitera pas à nier pour continuer à pratiquer son sport ; il fera avec. Il faut savoir que lorsque la personne est privée d’activité physique, elle présente des symptômes de sevrage comme la tristesse, l’irritabilité, mais aussi la culpabilité… Qu’elle ne veut pas vivre ou revivre. Le bigorexique dit ne pas pouvoir arrêter le sport, ritualise son entraînement et répète de façon obsessionnelle ses gestes.

« Le sport va chercher la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre. »

Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux Olympiques modernes.

Le Dr Véléa décrit une maladie multifactorielle puisque les individus touchés présentent souvent « des troubles narcissiques, une mauvaise estime de soi, un besoin permanent de dépassement et de challenges. Pour certains, comme toute autre addiction, la bigorexie représente une forme d’autothérapie face au mal de vivre ressenti… »

Cette addiction, une fois diagnostiquée par un médecin, se soigne comme toutes les autres addictions comportementales en suivant une thérapie avec un psychiatre-addictologue ou un thérapeute qu’il soit spécialiste des thérapies cognitives et comportementales ou non. En sachant que les sportifs à la recherche de la performance ou d’un physique idéal seraient plus à risque de développer une bigorexie, tout comme ceux qui ont besoin de combler des vides affectifs ou de lutter contre un niveau de stress important, il est aussi intéressant de souligner qu’un travail analytique, un coaching pour rééquilibrer le projet de vie personnelle et professionnelle et/ou des séances de relaxation peuvent aider les patients à s’en sortir.

(1) Positive addiction, Harper Collins, 1985.

(2) Le complexe d’Adonis, Harrison Pope, 2000.

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Servane Heudiard pratique principalement le vélo et l’aviron, des sports d’extérieur. Pour le cardio et l’euphorie.

« Une passion absolue et dévorante »

Servane Heudiard, 50 ans, traductrice, est dépendante au sport qu’elle pratique cinq heures par jour, sept jours sur sept. Elle a écrit un livre (1) pour témoigner et aider ainsi ceux qui ne sauraient pas encore qu’ils sont atteints de sa pathologie.

Que diriez-vous de votre relation au sport ?

Servane Heudiard : C’est une addiction. Oui, c’est le mot exact. Le sport m’apporte du plaisir, mais j’y suis dépendante. Il est un anxiolytique pour moi, un moyen de me concentrer pour le boulot, qui me permet de m’évader et de régénérer mes neurones, mais aussi de socialiser. Je travaille chez moi et, sinon, je ne vois personne.

Avez-vous toujours eu cette relation au sport ?

S.H. : Oui, mais moins marquée qu’aujourd’hui. Le sport a toujours été dans ma vie. Mes parents étaient très sportifs et j’ai été habituée à les suivre dès toute petite pour faire du vélo, pour marcher, pour faire du ski ; j’ai aussi fait de l’équitation. Je n’ai jamais passé un mercredi devant la télé. Le sport a été aussi une échappatoire au regard des autres.

Pourquoi aviez-vous besoin de fuir le regard des autres ?

S.H. : Mon père était prof et ma mère institutrice. Quand j’étais enfant, ils ont décidé de quitter la Normandie pour s’installer dans un petit village dans les Vosges où je ne connaissais personne. Dès le départ, je n’ai pas su si les gens venaient vers moi pour moi ou parce que j’étais la fille des enseignants et qu’ils voulaient se faire bien voir. Le seul endroit où je me sentais bien, c’était au club d’équitation parce que j’y fréquentais des filles qui n’étaient pas de mon village.

Et aujourd’hui ?

S.H. : Le sport, c’est le seul domaine dans lequel je n’ai pas peur du regard des autres. J’ai quand même un certain niveau maintenant. Je peux donc être égale à certains et même supérieure à d’autres. C’est ce que je vais chercher dans le sport.

Quand avez-vous su que vous étiez dépendante au sport ?

S.H. : J’ai découvert que j’étais dépendante au sport en entrant dans la vie active. J’en ai entendu parler à la radio. Pour moi, la dépendance jusque-là ne pouvait être liée qu’à l’alcool, la drogue ou la cigarette. Cela m’a fait du bien d’entendre que la dépendance au sport existait. Cela m’a aidée. Aujourd’hui encore, hormis Lizarazu, peu de sportifs de haut niveau en parlent…

Quelle est la réalité de votre dépendance au sport ?

S.H. : C’est simple, cela veut dire que je ne peux pas passer une journée sans faire de sport. Si j’en suis privée, j’ai tous les symptômes d’une « addict » privée de son alcool ou de sa cigarette. Je peux montrer de l’agressivité et je ressens un vrai mal-être.

Si j’en suis privée longtemps, comme quand j’ai été accidentée, cela devient un malaise total. Je ne veux plus voir personne, je ne supporte plus rien.
Mon état nerveux est sans doute proche de celui des personnes qui font une cure de sevrage. C’est vraiment les mêmes mots. Quand je rentre de deux heures de sport, je me dis : ça y est, j’ai eu ma dose, je peux rentrer.

Je suis aussi dépendante au grand air. Quand je fais deux heures de rameur ou de vélo chez moi, cela ne me suffit pas. Oui, je suis crevée physiquement, mais je ne suis pas détendue parce qu’il me manque alors l’euphorie.

Idem à l’inverse, si je fais deux ou trois heures de marche en extérieur, je ne me dépense pas assez ; il me manque le cardio. En fait, il me faut le défoulement et l’extérieur.

Qu’est-ce que ce « régime » vous oblige à faire ou à ne pas faire ?

S.H. : J’ai très tôt décidé de travailler exclusivement en free lance ; avoir un emploi salarié voudrait dire aller sur site au moins de temps en temps, prendre les transports en commun. Pas possible. Je suis aussi un peu claustrophobe et agoraphobe. Je ne vais pas au resto ou au ciné, ça ne m’intéresse pas. Et je gère mes rendez-vous en fonction de mes créneaux sportifs. Quand on a des enfants, on a des impératifs. Moi qui n’en ai pas, je me dis que je gère mon sport. Ce n’est pas une contrainte énorme.

La place du sport dans votre vie a-t-elle évolué ces dernières années ?

S.H. : Oui, je suis passée de 6h30 à 5 h par jour, sept jours sur sept. Le sport est toujours aussi primordial, mais mon dernier accident de vélo en 2018 m’a fait réfléchir. J’ai glissé sur une flaque
d’essence sur la chaussée et j’ai subi une double fracture du fémur. J’ai beaucoup souffert et physiquement et moralement. Aujourd’hui, je suis plus raisonnable.

Avant cet accident, je sortais malgré le mauvais temps, malgré la fatigue. Sinon, je me sentais lâche, coupable et mauviette. Surtout si je savais que des copains étaient sortis quand même. Je doutais trop. Ne pas avoir confiance en soi, c’est une horreur. Aujourd’hui quand je sais négocier avec moi-même, cela me rend fière.

Quels sont vos sports de prédilection ?

S.H. : L’aviron qui est une vraie passion et le vélo, parce qu’il m’offre une vraie liberté. J’ai passé mon permis, mais je n’ai pas de voiture et le vélo est aussi mon moyen de locomotion. Je pars quand je veux, je roule seule ou avec les autres. Aujourd’hui, j’ai 50 ans, je sais que je récupère moins vite et que je suis moins souple. Je dois faire gaffe. J’essaie aussi de marcher plus, parce que la marche est meilleure pour les os que le vélo.

Quel conseil donneriez-vous à nos lecteurs ?

S.H. : Le sport, il faut en faire tout en trouvant la bonne mesure.

(1) Le sport, ma prison sans barreauxTémoignage d’une sport-addict, Editions Böld, 2021

 

 

Article et interview réalisés par Carine HAHN.