Réseaux sociaux : le corps des jeunes sous influence

21 novembre 2023

Les jeunes sont accros aux vidéos de leurs influenceurs et youtubeurs préférés et veulent leur ressembler en tout. A tel point qu’ils se tournent aujourd’hui de plus en plus vers la médecine et la chirurgie esthétique. Pour changer leur image. Pour être beau sur un selfie. Pour ne pas vieillir, avant même d’avoir pris une ride. Au risque de se perdre.

Selon une étude de l’IMCAS (1), depuis 2019, les jeunes âgés de 18 à 34 ans font plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans. Si les filles restent majoritaires, les garçons y ont aussi de plus en plus recours. « Oui, cette tranche d’âge consomme plus de chirurgie esthétique, » constate le Dr Thierry Ktorza, chirurgien esthétique à Paris. Mais ce professionnel expérimenté ose la nuance : « Les jeunes femmes font aussi appel à la médecine esthétique, qui elle, est privilégiée par leurs aînées. Elles consomment plus qu’avant, parce l’offre de soins est plus vaste et parce qu’elles sont influencées par les réseaux sociaux. »

Les réseaux pour miroir

Youtube, Snapchat, Instagram et Tik Tok sont les réseaux les plus populaires chez les 16-24 ans et demeurent leurs principales sources d’information. Ils s’y comparent à leurs pairs, mais aussi aux influenceurs et aux stars, chanteurs ou acteurs. « Insta » -comprenez Instagram- permet en effet de partager photos et vidéos et de laisser des commentaires, mais il entretient surtout le culte de la personnalité, car il y est possible d’embellir et de sublimer ses photos, à grands renforts de filtres. Ce que fait aussi le réseau Tik Tok, qui a sorti au printemps dernier l’outil « bold glamour » (2). Un filtre impressionnant, même pour les plus grands opposants à la dictature de l’apparence. C’est aussi sur Instagram qu’est née la « fitspiration », une tendance qui rassemble des milliers de personnes, souvent amateurs, qui se mettent en scène en prônant un mode de vie sain dans un corps mince et musclé, combinant sport et alimentation équilibrée. Aux côtés des stars, des youtubeuses, inconnues au départ, affichent leur plastique et vantent leur expérience, souvent de perte de poids, de produits et de vêtements pour glaner des « like » et des abonnés qui leur permettront d’être approchées par des marques et donc de faire des profits.

Filtre Bold Glamour sur le réseau social Tiktok.
©Héraclide

Une image trompeuse

Du dermatologue au diététicien en passant par le chirurgien esthétique, les professionnels témoignent de l’influence des youtubeurs et des instagrameurs sur les goûts des jeunes d’aujourd’hui. Oui, ces derniers traitent maintenant leur acné rosacée sans broncher pour avoir une belle peau à l’écran mais, en plus, ils chassent de plus en plus tôt une potentielle ride du lion qui apparaîtrait quand ils froncent les sourcils. Un phénomène qui concerne là aussi filles et garçons, même si ceux-ci investissent, surtout, et de plus en plus tôt, dans la greffe de cheveux. Tous veulent être parfaits et, pour y arriver, passer par la chirurgie et la médecine esthétiques est devenu banal. Comme pour leurs modèles dont on sait que l’image est filtrée et qu’ils ont eu souvent recours à ces soins, puisque certains s’en vantent en ligne à l’envi. « Dès que les premières rides apparaissent sur le front, les jeunes femmes sont demandeuses, » confirme le Dr Ktorza. « Je fais couramment des injections de botox à des personnes très jeunes, en adaptant bien sûr les doses. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le gommage de la différence

Si le corps mince, version brindille, était prisé depuis les années 1960, l’influenceuse américaine Kim Kardashian -qui n’a jamais caché son recours à la chirurgie- a développé de nouvelles normes avec un visage et un corps très codifiés. Son physique est dit « en sablier » : une poitrine et un fessier volumineux, mais une taille fine, avec un petit nez, des lèvres pulpeuses… Le problème est qu’il n’est atteignable qu’en passant par le bistouri.

Et, effet secondaire, dans les cabinets, ses fans prisent aujourd’hui le repulpage de la bouche et, de plus en plus, le lifting de la lèvre supérieure. Cette technique permet à celles qui ont des lèvres fines, un peu pincées, de gagner en « lèvre rouge », vulgarisée sur les réseaux. Elles réclament la rhinoplastie pour affiner le nez ou gommer une bosse, tout comme les prothèses mammaires pour augmenter leur poitrine. Quant à l’augmentation des fesses par lipofilling (injection de graisse récupérée sur la personne), elle arrive en tête de leur désiderata.

 

« La proposition de loi, qui vise à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, a été adoptée le 1er juin 2023 en un temps record et à l’unanimité par le Parlement. Entre autres, elle interdit aux influenceurs la promotion d’« actes de chirurgie esthétique ». Depuis 2017, beaucoup d’entre eux, notamment ceux issus de la téléréalité, faisaient/font régulièrement de la publicité pour des chirurgiens, des cliniques, voire même des injecteurs illégaux, non-médecins, de botox et d’acide hyaluronique (vendus en pharmacie ou en ligne). »

 

Comme l’explique le psychologue et psychanalyste Michaël Stora (lire son entretien page 8), « l’adolescence est une période de grande fragilité, surtout concernant l’image de soi ; celle-ci se construit dans le regard de ses pairs, et non plus de ses parents. Les réseaux sociaux facilitent et amplifient le phénomène de la quête de popularité. » Selon lui, l’essor d’Instagram gomme la richesse propre à la différence. Et les réseaux ne font que prôner le « aller bien et être performant » de la culture américaine, où tout doit être « amazing » (3). A tel point que les jeunes filles/femmes sont épuisées à force de vouloir être à l’image de leurs modèles (4). « Elles portent souvent beaucoup de mal-être et me demandent ce qu’elles pourraient faire pour avoir l’air moins fatiguées, » souligne le Dr Ktorza. Tout comme les influenceuses sont épuisées de devoir toujours être au top. On ne compte plus le nombre d’entre elles qui décèdent aux quatre coins du monde. « La réalité de certaines de mes patientes est bien loin de ce qu’elles font croire en postant des photos ou des vidéos sur les réseaux. Elles logeraient dans les plus grands hôtels, passeraient leur temps au soleil, au bord de la piscine, avec leur fiancé, lui aussi très beau, feraient la fête en continu et rouleraient en grosse cylindrée décapotable… Mais ce n’est pas vrai. »

 

« Dans une tribune publiée le 29 mars 2023 dans Le Parisien, 200 chirurgiens esthétiques demandent aux autorités d’interdire la vente libre d’acide hyaluronique. L’utilisation de ce produit, disponible sans ordonnance, par des injecteurs illégaux, non-médecins, provoque régulièrement des complications « gravissimes » (gangrènes, septicémies…), souvent irréversibles. Les victimes sont parfois défigurées et brisées psychologiquement. »

 

Les dangers du tourisme médical

Le phénomène interroge encore et encore. Et la question se repose : pourquoi ces jeunes ont-ils tant besoin de se « remodeler » ?  Le Dr Ktorza se prononce : « Notre société est malade et amplifie leur complexe. Les jeunes vivent dans un monde de plus en plus angoissant et les réseaux leur montrent des choses merveilleuses. Ils se retrouvent coincés entre leurs angoisses et un monde irréel. La chirurgie esthétique est peut-être un moyen pour eux de s’en sortir quand même, de trouver une place. »  

Ce médecin insiste sur l’importance de l’aspect psychologique de son métier -il invite, entre autres, toutes ses patientes mineures à voir un psy au préalable-, et sonne l’alarme sur le danger de nouvelles pratiques de la chirurgie esthétique : «Les réseaux font consommer de façon internationale. De plus en plus de patientes partent à l’étranger, plus particulièrement en Turquie. Le package chirurgie, hôtel et limousine est vendu très agressivement sur les réseaux. Une fois arrivées là-bas, elles sont opérées souvent de la tête aux pieds, sans même avoir été auscultées ; elles peuvent se faire faire d’un seul coup rhinoplastie, repulpage des lèvres et liposuccion. En dépit de toute déontologie et de toute considération sécuritaire. Certes, elles paient les interventions environ 30% moins cher qu’en France, mais la prise en charge est vraiment loin d’être la même. Qui plus est en soins post-opératoires. Résultat, elles déclarent des complications -qui n’apparaissent qu’au bout d’une semaine ou deux après l’intervention- une fois revenues en France et se font prendre en charge en urgence à l’hôpital. »

 

« Seul un médecin a le droit de réaliser des injections d’acide hyaluronique ou de botox. »

(1) IMCAS (International Master Course on Aging Science) est un congrès international centré sur les avancées médicales en dermatologie et chirurgie plastique.

(2) Le « bold glamour », le « glamour osé », propose à son utilisateur sa version « embellie ».

(3) En français : surprenant.

(4) En 2019, la chercheuse Jennifer S. Mills a montré que les jeunes de 18 à 27 ans montraient un sentiment de déprime, de l’anxiété et une image de soi négative quand elles publiaient un selfie sans avoir pu retoucher leur photo.

 

Michaël Stora, psychologue et psychanalyste

 

« Correspondre à l’image d’un soi amélioré, idéalisé »

 

Les jeunes femmes de 18 à 34 ans font plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans. Ce phénomène peut-il s’expliquer par leur fréquentation des réseaux sociaux ?

Michaël Stora : Un lien de cause à effet peut en effet être fait entre les deux. Qui plus est si on s’intéresse à Instagram et à ses filtres. La vague a commencé aux Etats-Unis il y a environ trois ans. Les jeunes femmes allaient voir leur médecin ou un chirurgien esthétique en disant : voilà, j’aimerais ressembler à moi filtrée. Les premiers cas de dysmorphophobie (1) étaient nés.

Comment en est-on arrivés là ?

M.S : Certains réseaux sociaux, et plus précisément Instagram, ont une incidence sur la construction de l’image de soi des adolescents. Celle-là même qui se faisait avant dans les cours d’école, dans les soirées, dans la rue… se nourrit aussi aujourd’hui sur les réseaux sociaux qui renvoient l’idée qu’il est possible de correspondre à l’image d’un soi amélioré, idéalisé. Une philosophie sans doute tirée du modèle de la culture nord californienne dans laquelle on est beau, on consomme, on est heureux.

Via les réseaux, l’adolescente se retrouve confrontée à des influenceuses, souvent à peine plus âgées qu’elle, qui jouent l’illusion de la proximité. Un autre miroir que celui devant lequel elle passe déjà beaucoup de temps à se regarder. Le narcissisme est très présent. La jeune fille/femme peut donc avoir envie de se (re)modeler pour atteindre un moi idéal.

Que permettent les filtres aujourd’hui?

M.S : Un des filtres à succès propose un visage très poupin, de grands yeux et une bouche pulpeuse. Quand on met ce filtre à 25 ans, on ressemble à une petite fille de cinq ou six ans hypersexualisée. C’est comme si cela venait révéler qu’il faut qu’il y ait une régression à un jeune âge pour que la jeune femme se sente éternellement belle. Comme dans les yeux de sa mère quand elle était petite. Par peur de vieillir ? De devenir adulte dans un monde anxiogène?

Et puis, la jeune femme va poster son image idéale sur les réseaux, une image qui ressemble à celle de beaucoup d’autres. Comme une clone. Comme si sans cela, elle n’existait pas. Une dérive inquiétante que je dénonce dans mon dernier ouvrage (2).

Quel impact a cette image sur notre vie psychique ?

M.S : Je me demande si elle n’évacue pas notre capacité à penser… D’autant plus qu’en parallèle, les parents n’ont jamais autant pris de photos de leurs enfants, qui plus est pour les poster sur les réseaux sociaux. Ils les exposent aux yeux de tous et les réduisent ainsi à une image qui restera éternellement. En fait, leurs « beaux » enfants deviennent leurs prolongations phalliques ; ils s’en servent pour se représenter. Les photos d’enfants sont les plus nombreuses avec celles des chatons. Ce désir du beau et du mignon est comme un antidépresseur, un moyen de se sentir rassurés, moins seuls et plus beaux.

Une façon pour le parent de se faire valoir ?

M.S : Oui, l’enfant est présenté comme un trophée. La perversion de Facebook et d’autres réseaux a activé la comparaison de soi à l’autre avec des phénomènes d’envie voire de jalousie qui peuvent mener à la violence. Sans compter que l’enfant que l’on filme peut aussi rapporter de l’argent à ses parents. Une forme encore de la perversion.

 

(1) La dysmorphophobie est liée au narcissisme. On peut se sentir persécuté par son double. Une sorte de paranoïa interne s’installe et le corps devient alors un corps étranger.

(2) Réseaux (a)sociaux : découvrez le côté obscur des algorithmes, Larousse, 2021.

 

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Un dossier réalisé par Carine Hahn.